Représenter la catastrophe: l’incendie, sujet photogénique?

Représenter la catastrophe: l’incendie, sujet photogénique?

Un incendie, dans l’objectif d’un photographe de presse, peut-il conjuguer à lui seul les conditions requises pour produire une image photogénique? Cette question a été examinée l’automne dernier dans le cadre d’un séminaire dispensé par le Prof. Claude Hauser à l’Université de Fribourg.

Une dizaine d’étudiants, dont je fais partie, ont eu l’occasion de se plonger au cœur des archives photographiques de La Liberté et ont chacun consacré un travail sur des sujets de l’actualité imagée du canton. Pas moins d’un millier d’images d’incendies sont conservées dans les archives du quotidien fribourgeois: des rues en feu, des logements privés, des forêts, de grandes usines et même de petites entreprises familiales. La question mérite d’être posée: pourquoi un tel intérêt photographique pour ce type d’évènements certes dramatiques, mais plutôt fréquents? Cette large couverture répond sans doute à la demande d’un lectorat attaché au patrimoine architectural du canton. Les Fribourgeois se souviennent des journées noircies par les cendres de l’Hôtel de Zähringen (1974) ou du Werkhof (1998). Au-delà de l’aspect identitaire, les images d’incendies troublent et séduisent l’œil curieux. Ces photographies spectaculaires font vivre à quiconque les observe un sentiment paradoxal, mélange de frayeur et de fascination. Mais cette esthétique du sublime suffit-elle pour qualifier ces images de «photogéniques»?

Quatre temps forts de l’incendie… tous photogéniques?

Souvent pris dans le feu de l’action, les photographes de presse ont d’ordinaire pour ambition première de délivrer des images informatives et non ce qu’on appelle communément de «belles photographies». Dans certains cas, l’incendie semble échapper à cet impératif documentaire et le reporter peut parfois aspirer à une certaine autonomie esthétique. Les images consultées dans les archives de La Liberté couvrent quatre moments clés du drame, avec des attraits variables. Si les flammes sont les actrices les plus fameuses de l’incendie, elles ne monopolisent pas forcément l’attention. Leur force d’attraction – vraisemblablement conjuguée à leur potentiel commercial – est fréquemment exploitée à la une, mais pas systématiquement dans le corps du journal. Les rédacteurs usent du pathos qui émane de ces clichés afin de captiver l’attention du lecteur. Bien que ces vues déclenchent la sidération du spectateur devant l’ampleur des dégâts, les photos que l’on rencontre le plus souvent dans le quotidien tendent davantage à la réinscription des faits tragiques dans une histoire. Le travail humain, en premier celui du pompier, est le point de départ des récits qui semblent faire fi de la qualité de ses illustrations. Dans les archives, rares sont les images de victimes ou de civils. Ces quelques portraits d’hommes et de femmes, indépendamment de leur qualité et de leur prétention esthétique, s’adressent néanmoins directement aux sentiments du lecteur et se soustraient ainsi à leur simple rôle informatif. Enfin, le spectacle des ruines conjugue à lui seul considérations informatives et esthétiques; les images des décombres traduisent tout autant la brutalité de l’incendie que la troublante beauté qui émane du chaos.

Dans le cadre de la presse quotidienne, l’incendie brouille les frontières entre photographie esthétique et informative. L’incendie n’est pas un sujet photogénique en soi, encore moins lorsqu’il est traité par un photographe de presse dont l’intérêt artistique est relégué au second plan. Photogéniques, ces images le deviennent surtout dans un second temps grâce aux projections personnelles des lecteurs et à la prouesse des photographes qui subliment la réalité pour produire des photographies mémorables.

Thelma Debons
Université de Fribourg

L’actualité de Photo-Fribourg (printemps 2024)

L’actualité de Photo-Fribourg (printemps 2024)

Depuis la fin de l’année 2023, Photo-­Fribourg a mandaté quatre boursières et boursiers pour mener des recherches académiques en lien avec les fonds photographiques fribourgeois. Au-delà du travail dAudrey Leblanc, l’historienne Anne Philipona poursuit une étude sur «la fabrique des clichés fribourgeois», notamment au travers du regard des agriculteurs sur leurs animaux.

En parallèle, le géographe Romain Borcard donne un prolongement à son récent travail de master et enquête sur la photographie amateur dans le monde paysan. A ce propos, un appel à partager des photographies anciennes dans le milieu agricole fribourgeois, lancé en mars 2024 et relayé par La Gazette, a déjà suscité une cinquantaine de réponses enthousiastes. Ce qui augure sans doute une mise en valeur particulière lors du festival de photographie prévu par Photo-Fribourg en 2027.

En outre, le jeune historien Adrien Gross travaille sur la photographie amateur dans le cercle de Xavier Cuony (1841-1915), «le physicien de ville de Fribourg», connu pour les portraits de ses «célébrités bolzi­ques». Enfin, le professeur à l’Université de Lausanne Olivier Lugon plonge dans les archives de la Triennale Internationale de Fribourg, qui a eu lieu à cinq reprises entre 1975 et 1988.

Cette année, deux bourses seront encore octroyées, au doctorant de l’Université de Genève Stephan Graf, qui remontera aux origines de l’entreprise Tellko, active à Fribourg dès le milieu des années 1930 et qui intégra Ciba Photochemie AG en 1964. Et à l’étudiant Ghislain Pollet, qui analysera la diffusion des cartes postales de Charles Morel, présentes dans les collections de la BCU à Fribourg et du Musée gruérien, à Bulle.

En parallèle, Photo-Fribourg lance ce printemps la rédaction des biographies des photographes qui ont marqué le canton. L’historienne de l’art Sylvie Henguely, ancienne collaboratrice de la Fondation suisse pour la photographie à Winterthour, pilotera la première phase de ce projet, qui sera mis en valeur sur un portail en ligne dédié.

L’image touristique en exposition

En 2024, Photo-Fribourg – en collaboration avec Memoriav – soutient la deuxième phase de numérisation liée à son réseau. Quatre fonds seront digitalisés et partagés sur la plate-forme www.memobase.ch : les diapositives de l’ancien chef de gare de Morat Francis Chevalier (ESMC-Das Depot, à Courlevon); une sélection d’images issues de l’Association Cibachrome, à Marly; plusieurs albums amateurs du Musée de Charmey ainsi qu’un choix de photographies du fonds Pierre Charrière (Musée gruérien, à Bulle).

Enfin, Photo-Fribourg entame une colla­boration avec l’Union fribourgeoise du tourisme, qui fêtera son 100e anniversaire en 2025. Avec pour ambition de mettre en lumière l’image touristique dans les collections patrimoniales fribourgeoises, mais également de lancer une commande photographique, qui aboutira à une exposition dans l’un des hauts lieux du tourisme fribourgeois au printemps 2025.

Christophe Dutoit
coordinateur de Photo-Fribourg

Vaulruz en 1900 dans les yeux d’un Parisien en villégiature

Vaulruz en 1900 dans les yeux d’un Parisien en villégiature

Au premier coup d’œil, l’image intrigue, derrière son apparente simplicité. On y voit deux fermes cossues, situées entre Vaulruz et Bulle selon la légende. Un chemin blanc en gravillon barre l’image en oblique. Sur ses bords, on reconnaît une palissade en bois construite à l’ancienne, avec deux chevalets de part et d’autre de planches dépareillées. Un peu perdu dans ce ton sur ton de gris, un homme pose, appuyé sur sa canne. Toujours selon la légende, la photo date du début des années 1900.

L’étrangeté émane surtout de ce ciel habité de taches foncées. On aurait pu croire à une double exposition, à une sorte de montagne abstraite invitée dans la composition. Sans doute s’agit-il plutôt d’un méchant champignon qui a profité d’une trop forte humidité pour proliférer entre la plaque de verre et l’émulsion sensible.

Et pour dessiner, de manière totalement fortuite, ces formes psychédéliques dans le ciel grisâtre. A une certaine époque, sans doute jetait-on sans crier gare ce genre d’images dégradées. Aujourd’hui, on est non seulement capable de stopper l’agression, mais parfois de la faire reculer ou simplement de l’estomper. Surtout, on se dit que ces images ont pris un sens différent et qu’elles exhibent dans un même élan les stigmates de leur longue existence.

Au-delà de cette vue somme toute marginale dans cette collection, ce sont ces quelque 300 plaques qui jettent un nouveau regard sur la région autour de 1900. Elles sont l’œuvre de Georges Vogt (1843-1909), directeur technique de la Manufacture de porcelaine de Sèvres, à deux encablures de Paris. Au crépuscule de sa vie, l’homme a acquis une ferme en face de l’ancienne école de Vaulruz, où il venait régulièrement en villégiature. Des versions numérisées de ces images ont récemment été données au Musée gruérien et à diverses communes gruériennes qui figurent sur les images.

On y découvre Neirivue après l’incendie de 1904, des figurants de la Fête des vignerons en 1905, le yacht Walkyrie sur le Léman, avec les petits-enfants de Gustave Eiffel à bord. Plus intéressant, le Parisien a photographié le village de Vaulruz sous toutes ses coutures: l’église, le château évidemment, mais aussi les voyageurs qui attendent à la gare, un bœuf qui tire un char de foin devant le bureau de poste, Philippe Borcard et sa vache, Pierre Tercier en bredzon et chapeau dans son pré, un certain Pittet, fier comme un paon avec son taureau.

Loin des clichés de cartes postales que l’on connaît du début du siècle, les images de Georges Vogt troublent par leur simplicité, par cette vie quotidienne prise sur le vif, sans chichis ni décorum, par l’évidente complicité qu’il entretient, lui l’homme de la grande ville, avec les habitants du coin. Une très belle redécouverte.

publié dans La Gruyère du 12 octobre 2021 © réservé

Un avion sans ailes devant la boulangerie de Promasens

Un avion sans ailes devant la boulangerie de Promasens

En avril 1935, un Fokker de Swissair est pris dans une tempête de neige dans la Glâne fribourgeoise et doit atterrir d’urgence.

D’abord, on oscille entre deux sentiments: l’absurdité de cette situation qui prête machinalement à sourire et l’inquiétante étrangeté de découvrir cet avion sans ailes au centre de Promasens. Que fait cet engin désincarné entre l’église et la boulangerie du village, sous le regard, sans doute écarquillé, du bambin à droite de l’image?

Sur les réseaux sociaux, on s’encouble longuement sur des myriades d’images anecdotiques avant de dénicher ce genre d’oiselle rare. Celle-ci a été récemment postée sur le Facebook de Passé Simple, le mensuel romand d’histoire. Le cliché provient de la base de données en ligne du Poly de Zurich. Il a été numérisé dans un album photos qui recense les accidents d’avion entre 1931 et 1962. Le titre pourrait se traduire ainsi: «Le Fokker F.VII b-3m CH-166 (HB-LAO) de la compagnie Swissair après un atterrissage d’urgence à Promasens, à cause d’une tempête de neige.» On apprend que le pilote se nommait Albert Waegelin et que l’accident a eu lieu le mardi 2 avril 1935.

Dès le lendemain, la presse détaille ce «double atterrissage mouvementé». Résumé: vers 19 h, deux avions quittent Berne. Un engin postal de la compagnie Alpar, «piloté par Monsieur Schüpbach», et un grand trimoteur de la Swissair faisant le trajet Berne-Genève, avec à son bord, outre le pilote, un radiotélé-graphiste et un passager. «Immédiatement après Fribourg, les deux avions se trouvèrent subitement pris dans une tempête de neige et un brouillard qui leur enlevait toute visibilité, raconte La Liberté. L’avion de l’Alpar, après beaucoup de peine, parvint à atterrir sans incident à Drognens.» Et le quotidien d’ajouter: «Informée, la préfecture de Romont a pris soin du courrier, qui a été expédié par le train.» Ouf, l’honneur de l’aéropostale est sauf!

© ETH Zurich

Pendant ce temps, un autre drame se joue à quelques kilomètres de là (roulement de tambour): «Le grand avion de la Swissair eut moins de chance. Il erra au-dessus de la Broye. Forcé de descendre, il se posa dans un pré à environ dix minutes de Promasens.» Malheureusement, l’exiguïté du terrain, les dimensions considérables de l’appareil et la proximité d’arbres entravèrent la manœuvre. «Il heurta violemment un boqueteau de chênes. Les passagers et le pilote sont indemnes, mais les dégâts subits par l’appareil sont considérables. Les deux ailes ont été arrachées et la carlingue a souffert.» Là encore, les passagers et le courrier ont été transportés à destination par automobile, note le quotidien. Décidément, la ponctualité du service postal n’était pas un vain mot.

Sur le réseau social, les commentaires s’affolent. Un habitant du village jure ses grands dieux que l’affaire a eu lieu en 1951, voire en 1952, exhibant une photographie prise sous un autre angle. «Peut-être y a-t-il eu deux accidents sur la même commune?» ironise le community manager. Des experts apportent leur kérosène au moulin: «Impossible, Swissair n’utilisait plus de Fokker après la Seconde Guerre mondiale.» Preuve à l’appui: le HB-LAO a bel et bien été «cannibalisé» pour ses pièces après l’accident, comme l’assure un obscur site d’érudits.

Moralité: «Oh libellule/Et toi, t’as les ailes fragiles/Moi, moi j’ai la carlingue froissée», chantait Charlélie Couture en 1981.

publié dans La Gruyère du 4 mai 2021 © réservé

Hans Wildanger, cinquante ans d’impressions moratoises

Hans Wildanger, cinquante ans d’impressions moratoises

Entre 1916 et 1968, Hans Wildanger a tenu son commerce de photographie à la Grand-Rue de Morat. Durant cinquante ans, il a documenté la vie quotidienne du district du Lac. Une exposition à voir au Musée de Morat.

Hans Wildanger (1888-1968) est arrivé à Morat en gris-vert, en 1915. Et il n’est plus jamais reparti. En pleine Première Guerre mondiale, le Zurichois de 27 ans est mobilisé comme télégraphiste. Il rencontre Emma Haas, de deux décennies son aînée, qui tient à la Hauptgasse le magasin familial de tabac, de graines et d’articles de pêche. Ils se marient. Lui qui a touché à l’électromécanique rajoute une ligne à l’enseigne sous les arcades: articles de photographie.

Plus d’un siècle s’est écoulé. Jusqu’au 26 septembre, le Musée de Morat rend hommage à cet homme qui a nourri la mémoire collective du district du Lac durant cinquante ans. Une mémoire sous la forme de 20 000 images, conservées de- puis 2013 à la BCU de Fribourg. Un bel ouvrage accompagne la mise en valeur de ce patrimoine.

Morat la photogénique

Autodidacte, Hans Wildanger se veut moins un artiste qu’un artisan de la photographie, comme le montre l’exposition. Très impliqué dans le tourisme, il est l’auteur d’innombrables cartes postales. Il est vrai que Morat dispose de certains charmes qui se prêtent à la photogénie: ses rives sauvages avant la construction du port, son lac gelé en 1956 qui fait le bonheur des patineurs, ses rues et ses terrasses si pittoresques.

  • Musée de Morat, jusqu’au 26 septembre 2021
  • www.museummurten.ch
  • Morat dans l’objectif de Hans Wildanger, 160 pages, BCU/Musée de Morat/SHCF

«Vers 1935, Hans Wildanger prend une photo de la ville depuis le Bodenmünzi (le bois Domingue), avec le lac et le Mont-Vully à l’arrière-plan», relève le directeur Denis Decrausaz. Cette image devient emblématique de Morat, vendue aussi bien en cartes postales que stylisée par le peintre Armin Colombi et reproduite sur des affiches publicitaires.

Au fil des salles, on replonge dans le Morat d’autrefois. Les anciens reconnaîtront les inondations de 1916, le pavage de la Grand-Rue dix ans plus tard, le linge suspendu sur les rives, les bains publics, les plates-formes pour sauter dans l’eau. Comme une évidence, Hans Wildanger est aimanté par le lac. «Il photographie des bateaux et des vagues un peu à la manière des marines de Gustave Le Gray», évoque Denis Decrausaz. Un peu plus loin, le boucher Hornisberger porte fièrement un brochet, le regard plein de malice.

Grâce à la photographie, Hans Wildanger s’est élevé dans la société moratoise. Excellent commerçant, il est membre du Parti radical et désormais très impliqué dans la vie de la commune. Il chante également au sein du chœur d’hommes, dont il est le vice-président. «Nous avons ressorti de nos collections ce tableau des membres, tous photographiés par Hans Wildanger, même l’abbé Bovet.»

Durant le début du XXe siècle, le photographe – comme le médecin, le régent ou le postier – connaît tout le monde, autour d’un portrait d’identité, d’un baptême, d’un mariage, d’une fête villageoise. «Un jour, il a été demandé à Vallamand, commune vaudoise du Vully, pour tirer un portrait d’identité de chaque habitant», note Denis Decrausaz.

Comme une évidence, Hans Wildanger est aimanté par le lac. Comme le montre ce portrait du boucher Hornisberger qui porte fièrement un brochet fraîchement pêché, en 1945.

Après la mort d’Emma, Hans Wildanger se remarie en 1946 avec Heidi Burla, de deux décennies sa cadette. Ils ont une fille, Elisabeth. «Il photographie beaucoup dans son cercle familial», explique le directeur en pointant un choix d’images autour du sapin de Noël. Même le chien Rex a droit à son album. «Il expose ses images dans son appartement, des portraits familiaux, mais aussi des paysages.» Dans son magasin, Hans Wildanger teste les produits qu’il met en vente. Geek avant l’heure, il tourne des films Super-8, comme ce jour de baignade des éléphants du Cirque Knie ou ce cortège de la Solennité, en couleur s’il vous plaît.

Dans une scénographie repensée, cette exposition souligne l’étendue des usages de la photographie au fil du XXe siècle. La Gruyère a son Simon Glasson, Fribourg ses Lorson, Macherel, Ramstein, Rast. Désormais, les Moratois peuvent se rassurer: leur mémoire photographique est assurée par Hans Wildanger.

publié dans La Gruyère du 29 juillet 2021 © réservé