Au premier coup d’œil, l’image intrigue, derrière son apparente simplicité. On y voit deux fermes cossues, situées entre Vaulruz et Bulle selon la légende. Un chemin blanc en gravillon barre l’image en oblique. Sur ses bords, on reconnaît une palissade en bois construite à l’ancienne, avec deux chevalets de part et d’autre de planches dépareillées. Un peu perdu dans ce ton sur ton de gris, un homme pose, appuyé sur sa canne. Toujours selon la légende, la photo date du début des années 1900.
L’étrangeté émane surtout de ce ciel habité de taches foncées. On aurait pu croire à une double exposition, à une sorte de montagne abstraite invitée dans la composition. Sans doute s’agit-il plutôt d’un méchant champignon qui a profité d’une trop forte humidité pour proliférer entre la plaque de verre et l’émulsion sensible.
Et pour dessiner, de manière totalement fortuite, ces formes psychédéliques dans le ciel grisâtre. A une certaine époque, sans doute jetait-on sans crier gare ce genre d’images dégradées. Aujourd’hui, on est non seulement capable de stopper l’agression, mais parfois de la faire reculer ou simplement de l’estomper. Surtout, on se dit que ces images ont pris un sens différent et qu’elles exhibent dans un même élan les stigmates de leur longue existence.
Au-delà de cette vue somme toute marginale dans cette collection, ce sont ces quelque 300 plaques qui jettent un nouveau regard sur la région autour de 1900. Elles sont l’œuvre de Georges Vogt (1843-1909), directeur technique de la Manufacture de porcelaine de Sèvres, à deux encablures de Paris. Au crépuscule de sa vie, l’homme a acquis une ferme en face de l’ancienne école de Vaulruz, où il venait régulièrement en villégiature. Des versions numérisées de ces images ont récemment été données au Musée gruérien et à diverses communes gruériennes qui figurent sur les images.
On y découvre Neirivue après l’incendie de 1904, des figurants de la Fête des vignerons en 1905, le yacht Walkyrie sur le Léman, avec les petits-enfants de Gustave Eiffel à bord. Plus intéressant, le Parisien a photographié le village de Vaulruz sous toutes ses coutures: l’église, le château évidemment, mais aussi les voyageurs qui attendent à la gare, un bœuf qui tire un char de foin devant le bureau de poste, Philippe Borcard et sa vache, Pierre Tercier en bredzon et chapeau dans son pré, un certain Pittet, fier comme un paon avec son taureau.
Loin des clichés de cartes postales que l’on connaît du début du siècle, les images de Georges Vogt troublent par leur simplicité, par cette vie quotidienne prise sur le vif, sans chichis ni décorum, par l’évidente complicité qu’il entretient, lui l’homme de la grande ville, avec les habitants du coin. Une très belle redécouverte.
publié dans La Gruyère du 12 octobre 2021 © réservé